Une petite histoire : les chevaux du Lac Ladoga (lac de 17.700 km2 situé au NE de St Petersbourg)
A l'entrée du terrible hiver de 1942, par un froid de loup, des soldats finlandais, dans l'isthme de Carélie, mirent le feu à la forêt de Raikkola, où s'était concentrée l'artillerie soviétique - hommes, bêtes et canons. Réveillés en sursaut, entourés de clameurs, pris de panique, un millier de chevaux, derrière leurs chefs de file, coururent se jeter dans le lac Ladoga pour échapper à la fournaise. Ils essayèrent de nager vers l'autre rive, la tête tendue hors de 1'eau, farouchement cabrés, grelottant de froid et de peur. Soudain, avec le bruit sec d'une vitre qu'on brise, l'eau qui les protégeait gela, les saisit, les emprisonna. A l’aube, à travers la forêt calcinée, les Finlandais découvrirent émergeant d’une plaque d’albâtre qui s’étendait à perte de vue, des centaines et des centaines de têtes de chevaux. Le givre les avait recouvertes d’un manteau bleuté. Dans les yeux dilatés, la terreur brillait comme une flamme. Tout le long de l’hiver, elles demeurèrent ainsi, “ces têtes mortes à la crinière glaciale, dures comme du bois, les lèvres contractées par un hennissement désespéré”. Cette vision digne de Jérôme Bosch, chacun peut, comme à tout tableau lui donner une signification personnelle. Pour Malaparte, ces chevaux sont le symbole de la vieille Europe chrétienne et paysanne - désemparée et suicidaire. Peut-être verrez-vous en eux le symbole d'un mal plus permanent, qui guette tout homme et toute société : le saut d'un excès dans un autre, le manichéisme, le renversement dialectique, le vertige du tout ou rien, du blanc et du noir.
Ces chevaux qui, par crainte du mur de flammes, s'enferment à jamais dans un mur de glace, ils auraient pu, entre l'enfer du brasier et l'enfer de la banquise, se frayer une troisième voie, s'élancer à la file le long de la rive, en galopant sur la grève là ou l'incendie ne menaçait pas, en trempant les sabots dans le lac si les flammes s'avançaient. Ils auraient évité à la fois d'être brûlés vifs et d'être pétrifiés. Mais le réflexe d'un être apeuré ou fougueux, surtout en groupe, le pousse à bondir d'un extrême à l'autre. C'est en voulant se soustraire à la mort par le feu que les chevaux russes ont trouvé la mort par le gel.
Mais pourquoi la glace a-t-elle pris tout à coup ? A première vue, un millier de chevaux brillants qui se précipitent dans un lac sur le point de geler devraient réchauffer 1'eau, donc retarder le moment où celle-ci se changera en glace. Malaparte fait intervenir d'autorité, juste à ce moment-là, une bise fortuite. A l'instant précis où le troupeau trouve refuge dans les flots, le vent du nord se lève “comme un Ange, en criant, et la terre meurt brusquement. La mer, les lacs, les fleuves gèlent brusquement. Même l'eau de mer s'arrête au milieu de 1'air, devient une vague de glace courbée et suspendue dans le vide”
Malaparte n'aurait pas eu à faire appel au merveilleux, s'il avait connu le phénomène physique désigné sous le nom de surfusion. La thermodynamique enseigne qu'une eau très pure, comme celle des lacs glaciaires, ne gèle pas à 0°C : elle se maintient à l'état liquide jusqu'à dix ou vingt degrés au-dessous de zéro. Mais l'immersion soudaine de corps étrangers déclenche la cristallisation de l'ensemble. L'équilibre thermique bascule en quelques secondes. De proche en proche, toutes les molécules d'eau se transforment en cristaux de glace. Ce sont les chevaux qui provoquèrent eux-mêmes le gel du lac.
Cet équilibre précaire d'une eau en surfusion évoque la fragilité invisible de la société complexe dans la quelle nous baignons.
In : Alain Peyrefitte, Les chevaux du lac Ladoga, Plon 1981.